Et le marbre s’est fait chair

La rencontre N°106
Le goût de Diderot s’est formé au contact des œuvres et des artistes. Sa connaissance de la sculpture doit beaucoup à son amitié avec Falconet dont il fréquente l’atelier. Lors du Salon de 1763, il découvre avec admiration le groupe de Pygmalion au pied de sa statue qui s’anime : « O la chose précieuse que ce petit groupe de Falconet ! Voilà le morceau que j’aurais dans mon cabinet, si je me piquais d’avoir un cabinet. »Ce qui intéresse Diderot dans le travail du sculpteur est la mise en œuvre d’une idée par le biais de la composition. Celle-ci doit privilégier le « moment approprié » dans une action. Dans l’histoire du sculpteur Pygmalion, tirée des Métamorphoses d’Ovide, l’instant essentiel est celui où la statue va prendre vie grâce à la force de l’amour et à la générosité de Vénus. C’est ce choix de Falconet que loue Diderot : « Un genou en terre, l’autre levé, les mains serrées fortement l’une dans l’autre, Pygmalion est devant son ouvrage et le regarde ; il cherche dans les yeux de sa statue la confirmation du prodige que les dieux lui ont promis. O le beau visage que le sien ! O Falconet ! Comment as-tu fait pour mettre dans un morceau de pierre blanche la surprise, la joie et l’amour fondus ensemble ? Émule des dieux, s’ils ont animé la statue, tu en as renouvelé le miracle en animant le statuaire. » Le rendu du moment de la métamorphose de la statue est admirable : « Ses bras tombent mollement à ses côtés ; ses yeux viennent de s’entrouvrir ; sa tête est un peu inclinée vers la terre ou plutôt vers Pygmalion qui est à ses pieds ; la vie se décèle en elle par un souris léger qui effleure sa lèvre supérieure. Quelle innocence elle a ! Elle est à sa première pensée : son cœur commence à s’émouvoir, mais il ne tardera pas à lui palpiter. » Si la beauté réside dans les rapports, l’unité d’une œuvre doit combiner les diverses parties : « Le faire du groupe entier est admirable. C’est une matière une dont le statuaire a tiré trois sortes de chairs différentes. Celles de la statue ne sont point celles de l’enfant, ni celles-ci les chairs du Pygmalion. » Le génie du sculpteur « consiste dans le secret d’amollir cette matière dure et froide, d’en faire de la chair douce et molle, de rendre chaudement et avec vérité ses veines, ses muscles, ses articulations, ses reliefs, ses méplats, ses inflexions, ses sinuosités… » (Salon de 1765) Falconet a réussi ce tour de force dans la jeune femme : « Quelles mains ! Quelle mollesse de chair ! Non, ce n’est pas du marbre ; appuyez-y votre doigt, et la matière qui a perdu sa dureté cédera à votre impression. »Mais, chez Diderot, la critique attentive s’accompagne parfois d’une certaine désinvolture. La conscience de son propre génie lui fait imaginer des œuvres qui concurrenceraient avantageusement celles qu’il contemple. Ainsi, pour le Pygmalion, sa fantaisie compose une réalisation qui inverse celle de Falconet, et il écrit : « Il me semble que ma pensée est plus neuve, plus rare, plus énergique que celle de Falconet. Mes figures seraient encore mieux groupées que les siennes, elles se toucheraient. Je dis que Pygmalion se lèverait lentement; si les mouvements de la surprise sont prompts et rapides, ils sont ici contenus et tempérés par la crainte ou de se tromper, ou de mille accidents qui pourraient faire manquer le miracle. » A tort ou à raison, l’artiste perce sous le critique !

Edouard Aujaleu

* Sauf exception, les citations de Diderot sont extraites du Salon de 1763
Sommaire du n°106
Etienne-Maurice Falconnet, Pygmalion au pied de sa statue qui s’anime, 1761,Le Louvre, c RMN-Grand Palais
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